En prison, il y a une expression pour les décrire : « ils sont sans cadavre ». En prison, loin des rhétoriques militantes ou judiciaires, on a le sens du résumé factuel. Sans cadavre mais avec perpétuité, faut-il ajouter. Leurs noms, vous les avez peut-être oubliés, si vous les avez jamais connus : Régis Schleicher, George Cipriani, Action directe.
"Le fond de l'air est rouge" de Chris Marker
Mardi 25 novembre, on apprenait que Christian Klar, membre de la RAF, non-repenti affirmé, qui vient de purger 26 ans de prison après avoir été condamné, entre autres, pour son implication directe dans les meurtres d’un procureur fédéral, d’un banquier, et du patron des patrons allemands, Hans Martin Schleyer, sera remis en liberté parce qu’un « état de droit doit savoir renoncer à la vengeance ».
Jeudi 27 : le Tribunal d’application des peines antiterroriste statue sur le sort de Jean-Marc Rouillan. Après examen attentif de son interview à l’Express (voir il sera décidé de le renvoyer en prison pour deux années supplémentaires, ou de lui réaccorder le régime de semi-liberté qui était le sien depuis quelques mois.)
Afin d’éclairer les magistrats sur la teneur réelle de l’article, l’avocat de Rouillan, Me Jean-Louis Chalanset, en a appelé à l’analyse d’une linguiste. Politiques, avocats et intellectuels se sont mobilisés (1).
Jeudi, pour Régis Schleicher et George Cipriani, le premier ayant passé un quart de siècle en prison, il ne s’est rien passé.
Entre militants et justice, le choc est frontal. Les premiers assument une responsabilité collective, et partant, ne discutent pas les faits, la seconde est censée s’attacher aux faits comme aux responsabilités individuelles. Disons que parfois, la justice cède à la tentation du lot, notamment en ce qui concerne les peines. Surtout lorsque ni les accusés, ni leurs avocats, muselés par le silence de leurs clients, ne vont ferrailler.
Ainsi donc, en juin 1987, en compagnie de deux autres co-accusés, Régis Schleicher comparaît-il devant la cour d’assises spéciale pour y répondre de la fusillade de l’avenue Trudaine.
Inutile de préciser que l’argumentaire ci-dessous n’est pas celui de l’intéressé, et ne l’a jamais été. Mais , vingt-cinq ans après, il est parfois bon de rappeler quelques faits élémentaires. En 1983, activistes italiens et français ont rendez-vous avenue Trudaine. Contrôle policier de routine, et en trois minutes, l’histoire du groupe bascule. Deux policiers viennent d’être tués, une troisième est grièvement blessée ( M.Ade ... ).
Petit problème au procès, tout de même. Les nombreux témoignages, les expertises, tout indique qu’aucun des trois accusés n’a tiré.
Régis Schleicher, fils de syndicaliste engagé très tôt dans l’extrême-gauche au moment où celle-ci se délite, se tait. Lorsqu’on l’arrête en 1984, il 27 ans.
En 1987, il est condamné une première fois à la réclusion criminelle à perpétuité, pour « complicité de tentative d’homicide », incrimination alambiquée, qui se décode : il en était, de toute façon.
Quelques années plus tard, deux militants italiens sont jugés, dans leur pays, pour la fusillade Trudaine, qui n’est que l’une des charges qui pèsent sur eux. Ils sont condamnés. L’un des deux, F.F., est depuis un certain temps en liberté..
Un an plus tard, il est condamné à la même peine pour sa participation à un braquage avenue de Villiers, qui a fait un mort, côté braqueurs ( il s'agit de Ciro Rizzato militant des COLP .ndlr). Cette fois, il s’agit de « tentative de meurtre ».
Jamais Schleicher n’a dit un mot sur ses condamnations.
Mais, puisqu’il est en train de battre tous les records de détention action Directe, tout de même…C’est donc depuis sa cellule – il est alors, comme d’autres, abonné permanent des quartiers d’isolement des prisons – qu’il assiste à la suite, puis la fin d’Action directe, y compris les assassinats de Besse et Audran.
Lorsque s’achève sa période de sûreté, en 1999, il se trouve depuis de longues années à Clairvaux, la plus vieille des centrales françaises, plantée en rase campagne troyenne. Il présente alors un dossier de libération conditionnelle comme en rêvent les Juges d’applications des peines.
Logement, examen du syndicat des correcteurs, qui s’engage par écrit à lui fournir du travail. Par trois fois recalé, il se joint en 2002 à une tentative d’évasion – soit deux portes explosées et dix minutes de sortie sur les toits de la centrale de Moulins : « j’éviterais ainsi l’inanité de constituer des projets de réinsertion dépourvus de sens », avait-il écrit au juge. En 2004, il se verra condamné à cinq années de prison supplémentaires ; un tarif plancher. Peut-être est-il apparu aux juges qu’en effet, les rejets absurdes et répétés de libération conditionnelle peuvent donner des envies de sauter les murs.
Régis Schleicher, côté média, est du genre taiseux. En 25 ans, il n’a guère répondu que deux fois à des questions écrites, celles de Raphaelle Bacqué, du Monde, et celles de Dominique Simonnot, à Libération, en 2005.
Il vient alors de recevoir une quatrième décision du tribunal d’application des peines. Six pages enthousiastes, une expertise psi ravie de l’absence d « impulsivité et instabilité » du sujet et un magistrat bucolique qui cite un extrait de lettre du détenu, « vivre à la campagne, s’asseoir au bord de la rivière et regarder l’eau… ». A croire que le TAP en a conçu un véritable attachement pour le prisonnier : il refuse une nouvelle fois de le libérer, puisqu’il a essayé de s’évader car on ne le libérait pas, si vous me suivez.
A Libération, Régis Schleicher fait une déclaration qui va lui coûter cher. « A 20 ans de distance, dit-il, force est de constater que l’hypothèse que nous défendions a failli. A moins d’obnubilation, de cécité intellectuelle et d’incapacité à comprendre le mouvement des choses, il convient d’accepter que le mouvement révolutionnaire et le mouvement social nous ont donné tort ». Puis : « De part et d’autre, la mort, le poids de l’absence, des existences brisées, la souffrance des proches. Le bilan humain est lourd. Dans tous les cas, la responsabilité des morts est la nôtre et dans « nôtre » il y a aussi mienne ». Il se réaffirme communiste.
Seul, parmi les intellectuels, Chris Marker aura relevé ces propos, qu’il cite en préface à la nouvelle édition du Fonds de l’air est rouge : « il est d’ailleurs incroyable que la seule autocritique intelligente et digne d’Action directe soit passée pratiquement inaperçue », écrit-il (voir aussi là).
Inaperçue, mais pas de tous. Pour nombre de « camarades », à commencer par ceux qu’on appelle les « quatre d’AD », Schleicher , vingt et un ans de prison, a trahi. Plus surprenant, il en va de même ou presque parmi ceux qui, tout en précisant d’entrée qu’ils condamnent les faits et gestes d’Action Directe, demandent la libération des prisonniers. Urgences réelles vu l’état de santé de Joëlle Aubron (morte en 2006) et Nathalie Ménigon, effet pervers des appellations : quatre, ce n’est pas cinq. Le nom de Schleicher n’est plus mentionné que pour la forme, parfois..
Le quatrième, George Cipriani, n’est guère mieux loti. On sait si peu sur cet ouvrier engagé dans le mouvement libertaire entré dans Action directe à hauteur de clandestinité et qui n’est apparu publiquement que lors de ses procès. Le naufrage psychique qui était alors le sien faisait de lui un absent de son propre procès. Deux perpétuités, lui aussi, et 18 ans de sûreté ( pour complicité, la complicité étant le le mot-clé pour recouvrir le flou des enquêtes ) avec détour pendant de longs mois par l’hôpital psychiatrique. George Cipriani, c’est l’homme entre virgules, dont le nom arrive lorsqu’on a cité les autres, et qu’on oublie aussitôt.
Jeudi, devant le palais de Justice de Paris, les soutiens qui avaient fait le déplacement se sont abstenus de sortir tout rappel d’Action directe. Jean-Marc Rouillan ne souhaite plus voir son nom y être associé. Ce sera dur.. Besancenot, lui, a fait un passage rapide. Les magistrats délibèrent, analyse sémantique qui pourrait prendre jusqu’à deux mois…
Mais on ne délibère ni sur Régis Schleicher, ni sur George Cipriani.
Depuis 2005, Régis Schleicher a publié un roman, Les pacifiants (2), sur la fraternisation entre soldats en 1914-18, un itinéraire au bout de l’utopie ( je me borne à citer la quatrième de couverture, ne l’ayant pas lu entièrement encore). Puis il en a écrit un autre, Contes. Une femme l’attend. Il a un travail. Comme depuis dix ans…
George Cipriani, là-bas dans sa prison alsacienne, a tissé des liens avec des alternatifs locaux, et souhaiterait rester dans la région, pour être près de sa fille, qui vit outre-Rhin.
L’un et l’autre ont comme chaque année déposé leur demande. La septième, en ce qui concerne Régis Schleicher.
En août dernier, ils ont étrenné la nouvelle loi Dati sur la libération conditionnelle et été expédiés au Centre National d’Orientation de Fresnes, pour y être soumis à divers examens. On a dû aller vite, au ministère, car on a oublié de spécifier dans quels délais la commission devait se prononcer… Un décret du 3 novembre dernier est venu réparer l’oubli. Il n’y en plus, de délai.
Et donc, alors que tous les détenus passés par le CNO avec Schleicher et Cipriani ont reçu leurs réponses, il attendent toujours.
Décembre, janvier ? Le Tribunal d’application des peines antiterroriste envisage de faire un lot, allez hop, Action Directe Lyon ( autre groupe dont l’histoire, le parcours et les condamnations n’ont rien à voir )-( E. Balandras, M. Frérot et consort. ndlr). Le lot, on le sait, ne tourne pas souvent à l’avantage de ceux qui en font partie… Le lot, c’est même le contraire du principe de l’individualisation des peines, si chère à notre droit.
« Pour lui comme pour d’autres », écrit Chris Marker, « le fond de l’air était, serait toujours rouge. »
Et le rouge toujours resterait au fond.
On est au rouge, en effet. Peut-être serait-il temps d’en revenir au droit. Lors de l’affaire Marina Petrella des Italiens s’étonnaient sur Mediapart : comment pouvez-vous nous juger, alors que vous faites pire ici en France ? Peut-être serait-il temps d’en revenir aux basiques d’un état qui, comme disent les Allemands, « doit savoir renoncer à sa vengeance ».
Photos :
Les deux photos de la centrale de Clairvaux sont extraites du travail réalisé en 2001-2002 par Eric Aupol, récemment exposé à la Maison européenne de la photographie.
TC, le détenu qui figure sur l’une d’entre elles, et avec lequel le photographe avait noué des liens, s’est suicidé peu de temps après sa libération.
(1) De nombreux avocats pénalistes, des intellectuels et artistes, au nombre desquels Mouloud Aounit, Daniel Bensaïd, Yves Boisset, Gilles Perrault, Tardi, Bernard Langlois, Jean Marboeuf, Gérard Mordillat, etc, ainsi que des personnalités espagnoles et italiennes. Un tract a été distribué, signé notamment de AL, Les Alternatifs, LCR, NPA, PCF, Les Verts (commission Justice) ; AGEN, Collectif Georges Abdallah, Droits devant!!, Libérez-les!, NLPF!, Ras les Murs, SRF, US Solidaires, Sud éducation Paris...